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Livre(s) de l'inquiétude : Vicente Guedes ; Baron de Teive ; Bernardo Soares
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Détails sur le produit
Broché: 557 pages
Editeur : Christian Bourgois Editeur (18 janvier 2018)
Collection : LITTERATURE ETR
Langue : Français
ISBN-10: 2267030578
ISBN-13: 978-2267030570
Dimensions du produit:
22,5 x 2,5 x 14,2 cm
Moyenne des commentaires client :
4.0 étoiles sur 5
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Cet ouvrage est la traduction française de Livro(s) do Desassossego, de Bernardo Soares, alias Pessoa. Rendu sous le titre: Livre(s) de l'inquiétude. Ce Livre s'ouvre à la manière d'un tryptique composé de trois livres, chacun estampillé d'un nom d'auteur.Teresa Rita Lopes (TRL) a (ré)organisé cette Å“uvre posthume, chef d'Å“uvre de la littérature portugaise - et universelle. Grâce à ses "déchiffrements" de manuscrits, éditions et interprétations de nombreux inédits pessoens, on connnaît mieux des volets importants de cet écrivain polygraphe et polymorphe: des dizaines de nouveaux (pré)hétéronymes et leurs écrits découverts dans la malle mythique, des pièces de théâtre reconstituées et étudiées (Le Marin, Dialogue dans le jardin du palais, Salomé, Sakyamuni, etc.), des contes (L'Heure du Diable, Maris, ou le Pèlerin, sur la base de la découverte d'Ana Maria Freitas), le guide touristique sur Lisbonne (What the tourist should see), la Lettre de la Bossue au serrurier, de Marie Josée, l'un des rares hétéronymes féminins. Ou bien encore l'édition raisonnée de la somptueuse Å“uvre poétique de l'alter ego moderniste Alvaro de Campos, qui signe les magnificents vers de l'Ode maritime ou de Bureau de tabac, et narre, en prose, la rencontre initiatique avec leur "maître" Caeiro des principaux hétéronymes, Reis, Mora, un certain Pessoa, et Campos lui-même. Avec, dans cet éblouissement inaugural, l'avènement auroral de leur voix poétique. TRL est la première à avoir insisté, textes à l'appui, sur un aspect crucial permettant de mieux cerner la particularité de l'hétéronymie pessoenne: sa dynamique interne, son évolution génétique, et sa cohérente ossature, au plus loin d'une vision statique et "arithmétique", avec un simple alignement sériel de noms d'auteurs fictionnés. On lui doit en outre une mise en scène, ou en situation, de cette Å“uvre: en tirant les fils de l'auto-interprétation de Pessoa, TRL reconstitue créativement, par-delà la diversité des textes et la pluralité des masques, leur unité vivante car dialoguante: celle d'un "drame (au sens théâtral) en personnes" (drama em gente). Il s'agit d'un immense et singulier dialogue silencieux, quoique expressif, entre les principaux alter ego, Pessoa ipse compris. L'on assiste à une virtuose et complexe polyphonie de voix qui, chatoyantes et dissonantes, se répondent.C'est dire que Teresa Rita Lopes, pessoenne, poétesse et dramaturge à ses heures, était particulièrement bien préparée pour éditer "son" Livro do Desassossego (LD). Et ce, après les quatre autres grandes "versions", notamment celle de J. Pizarro et celle de R. Zenith, dont l'édition portugaise fait référence, depuis près de 30 ans, pour les traductions en langues étrangères, notamment en français (Le Livre de l'intranquillité).Y a-t-elle réussi?L'intervention de TRL sur le LD, dont les fragments sont initialement épars, et donc son innovation par rapport aux autres organisateurs, se vérifient sur deux points majeurs.D'une part, par l'introduction d'un troisième hétéronyme (plus exactement semi-hétéronyme), considéré en tant que "auteur" d'une partie du LD (et jusque-là publié à part), identifiable, comme les autres, par son style et sa "psychologie": le Baron de Teive, apparu en 1928; un austère aristocrate suicidaire, impuissant à conclure son Å“uvre, à s'ancrer dans la vie comme à s'engager dans une relation amoureuse. Il côtoie deux autres semi-hétéronymes, plus attendus, hormis Pessoa lui-même qui, en 1913, appose son nom sur un fragment publié dans la revue A Ãguia: Vicente Guedes, aristocrate déchu au phrasé postsymboliste ornemental et vaporeux (qui "écrit" vers 1917, sinon avant, en récupérant des textes antérieurs), et, surtout, le (post)moderne Bernardo Soares, actif entre 1929 et 1934, modeste aide-comptable en la ville de Lisbonne. Ce flâneur-rêveur est agité par une conscience aiguë, pétrie de vives sensations et d'une fulgurante lucidité, qui le sépare de lui-même et du monde, mais qui, par là -même, les illumine d'un persant et émouvant regard réflexif. À l'exception de celle de Teresa Sobral Cunha, les éditions antérieures du LD n'ont guère distingué ce qui est attribuable à Guedes et ce qui revient à Soares, celui-ci, par un choix éditorial, absorbant le plus souvent les fragments de celui-là . Sur la base de la variété des styles et des personnalités, TRL a opté pour clairement séparer, non sans les articuler, les notations de Guedes et celles de Soares (encore doit-elle recourir, à cause de la quasi-absence d'attributions nominales, à la conjecture). Or nulle indication de FP ne valide ce partage. L'argument qui commande d'intégrer au LD le Baron de Teive repose, selon TRL, sur un indice matériel: Pessoa a, avant de mourir, rangé dans les enveloppes réunissant les textes destinés au LD les écrits de ce personnage. Elle ne dit pas, cependant, que seuls quatre fragments, sur près de quarante, y sont entreposés. Ce qui soulève plus de questions que ça n'apporte de réponses sur les projets de Pessoa. TRL fait le pari risqué, "en mettant [s]a main au feu", de la viabilité de l'inclusion du Baron au LD; elle devrait savoir que la recherche repose, non pas sur des paris, mais sur des hypothèses (vérifiables).D'autre part, rejetant avec véhémence les idées répandues d'une Å“uvre-fragments et d'un "non-livre" parcourable aléatoirement selon le bon plaisir de chaque lecteur, TRL ordonne au contraire les fragments du LD en fonction d'une trame, non pas tant chronologique (difficile à établir car très peu sont datés), qu'existentielle ou biographique, eu égard au contenu de l'écrit, puisque cette Å“uvre accompagne, en forme de journal où se mêlent tous les genres, Pessoa (presque) sa vie durant, de 1913 à l'année précédant sa mort en 1935, avec une longue suspension dans la décennie 20. Pareille opération intervient en vertu d'un postulat discutable, en ce qu'il amenuise la spécificité de l'hétéronymie et néglige l'envergure de la fiction: les compositions de ces trois figures "miennement autres" (minhamente alheias, dixit FP), narreraient la vie et les états d'âme de Pessoa lui-même. Cet ordonnancement se double d'une structure projetée par la chercheuse, avec, outre la tripartition résultant des trois auteurs-livres, l'ajout de titres inventés (inspirés de la teneur du fragment) ouvrant sur des ensembles tenus pour thématiquement homogènes, ainsi que des titres chapeautant certains fragments, qui se mélangent sans discernement à des intitulés provenant de Pessoa. De quel droit? Est-ce que cette volonté de "clarification" et de compartimentation du texte n'amène pas de la confusion? Sans parler d'une impression de quadrillage, tant de la matière que de la forme plastique du Livre qui, bien que composé de fragments unitaires, est marqué par une fluidité de l'écriture. En voulant "organiser" ce qui, supposément, n'a pas d'ordre (du moins matériellement), ne court-on pas le risque d'aller contre la volonté expresse de l'auteur Pessoa et contre la spécificité, sinon même la modernité, de son Å“uvre? Le geste éditorial par lequel l'organisatrice, mue par une conception organiciste de l'Å“uvre (même si, idéalisée, elle se retrouve chez FP), en se substituant indûment à l'auteur et à l'Å“uvre (qui plus est laissée en friche et impubliée), tente de "finir" et de "parfaire" le Livre, non seulement relève du coup de force, mais en altère subrepticement, l'air de rien, et son esthétique et son sens: elle importe du dehors une matrice et une signification, tout en imposant une orientation à cet opus par nature in-achevé du vivant de son auteur. Si le LD repose sur un corpus d'écrits (aux limites pas toujours identifiables), membra disjecta composés, dit FP, de "fragments, fragments, fragments" (cette réitération traduit plus une suite qu'un agencement), s'il est doté d'une relative unité de ton jusque dans ses inflexions vocales, il reste qu'il est dépourvu d'un corps organique, que le substantif "Livre" ne saurait à lui seul apporter, sinon par ironie, puisque les fragments qui en sont constitutifs relèvent de la multiplicité sans synthèse: les fragments sont des parties sans un tout totalisateur et englobant. Une antienne pessoenne qui se retrouve chez Caeiro (dans le poème 47 du Gardeur de troupeaux et dans l'intentionnelle dissémination des Poèmes non assemblés, ce faux "recueil"), et se répercute chez Soares. Sauf à attribuer au LD une organicité en contrebande, sous l'effet conjugué de deux inconscients normatifs: une perception "classique" de ce que devrait être cette Å“uvre, et un Livre transformé en un objet-livre par l'intervention extra-auctoriale d'une main excessivement configuratrice, afin de le rendre, lisible soit, formaté, c'est plus douteux... La précellence accordée à l'Unité (trinitaire !), au Tout englobant, bref au Logos qui confère une unité logique et une totalité organique, au détriment de la multiplicité plénière et ouverte, ressortit au Point de vue théologique surplombant. Avec pour corrolaire un Auteur omnipotent et omniscient, au plus loin d'un Soares, cet être de papier qui est de la même texture que l'écriture en se définissant, dans sa foncière incomplétude, comme une insignifiante et asignifiante "note en bas de page d'un texte à demi effacé". Dans le but d'asseoir sa décision classificatrice et sa grille organiciste du LD, TRL rappelle que le livre poétique Message, élaboré avec soin par Pessoa et édité de son vivant, est doté d'une solide unicité et que, de plus, l'écrivain a laissé des centaines de plans éditoriaux. Sauf qu le LD n'est pas Message et que, par ailleurs, il n'existe aucun plan éditorial pour le LD, fors une note tardive isolée suggérant d'adopter les fragments anciens à la "psychologie" de Soares (ce qui renforce l'idée d'un seul Livre-auteur).Les interventions intempestives et les difficultés commencent, en amont, dès le titre. Si la répartition du LD en trois auteurs fictionnés, opérée par TRL, justifie, à ses yeux, le recours au pluriel, tant en portugais qu'en français: Livre(s), il convient de rappeler que Pessoa a toujours mentionné le Livre au singulier. Ce qui signale, à nouveau, une extrapolation des données, même si le pluriel entre parenthèses autorise la double lecture, ou la diversité dans l'unité, qu'assure aussi le syntagme transversal "do Desassossego"/"de l'intranquillité" (néanmoins, il faut noter que le manuscrit du Baron possède un titre à part). À ce propos, la traduction française a opté pour le mot "inquiétude", écartant celui d'"intranquillité", au prétexte que, nous dit-on, il faut y entendre l'écho pascalien. Avant que d'entrevoir sa probable (et discutable) résonance avec l'inquiétude de Pascal, que ne considère-t-on son sens spécifiquement... pessoen! Si le desassossego en portugais courant, c'est l'agitation, l'inquiétude, ou la préoccupation, le Desassossego du LD ne recoupe que partiellement cet empan sémantique. La notion de "intranquillité", que Bréchon emprunta naguère à Michaux, outre le fait qu'elle est devenue un néologisme consacré, rend mieux le Desassossego littéraire et métaphysique forgé par Pessoa: l'inapaisement intérieur de Soares, en tant que tonalité existentielle lestée d'une dimension mélancolique et d'une exceptionnelle puissance méditative doublée (au prisme d'une somnolente rêverie) d'une rare acuité visuelle, d'où naissent, tels des états d'âme objectivés, atmosphères chromatiques et paysages urbains cinétiques, empreints de sensations. Le Desassossego est associé, soutenu plutôt, par l'ennui profond (tédio/taedium), entendu comme "sensation physique du chaos", et par l'épuisement (cansaço) de l'être en son entier, en tant qu'ils sont, indistinctement, des expériences existentielles et des techniques littéraires expérimentales. Ce Desassossego/intranquillité, porté par le rêve actif, réverbère une imperceptible, quoique taraudante, vibration de l'âme sensible, sensitive, de Soares. Le remuement au-dedans est à l'image des divagations dans Lisbonne et des rêveries voyageuses de Soares - dont il est cause ou effet. Son a-repos intérieur, ou Desassossego, imprègne ses impressions photographiques et son être poreux et pelliculaire; il s'infiltre, tel un doux poison, jusque dans les plis de sa conscience qui, dans son rapport phénoménologique au monde et à soi, éprouve et cultive une nausée existentielle, corporelle, ontologique.L'on ne peut cependant, comme le font beaucoup de commentateurs du LD, même les plus avisés, s'arrêter, en se fixant sur le préfixe privatif des/(as)sossego (in/quiétude), à ce qui, en apparence, paraît relever du négatif, du nihilisme, du scepticisme, ou du noir désespoir (comme chez Cioran, auquel Soares est, parfois, comparé), ou encore de l'inquiétude pascalienne. Chez ce philosophe (connu de FP), le tourment de l'âme pousse la créature, désorientée et abîmée entre deux infinis, à rechercher fiévreusement dans le vain monde de quoi se consoler de son ennui et tenter ainsi d'échapper, dans le futil divertissement qui égare, à la mort certaine due à la Chute, qui frappe de misère, c'est-à -dire de néant, l'humaine condition; il est convaincu que l'homme ne pourra être sauvé que si, depuis sa remuante inquiétude, qui est sa Croix de solitude et d'angoisse tout autant qu'une épreuve débouchant sur une possible conversion, il s'engage assurément sur le chemin rédempteur vers Dieu, lequel le relève de sa déréliction, sans que, nonobstant, ne se résorbent en lui le feu consumant et la flamme espérantielle de l'inquiétude, car Dieu et ses intentions lui demeurent à tout jamais cachés.Le Desassossego soarésien s'arc-boute au sol de l'immanente contingence et se nourrit du substantiel "manque" de quiétude. Il opère positivement (et c'est le point esssentiel) au cÅ“ur de cette négativité, au sein du drame moderne qui résulte de la fin des croyances et des espérances qui enchantaient le monde. Ce qui fait, en un sens stricte, du LD un texte postmoderne avant l'heure. Ce Desassossego-là en est, dans une même expression, l'impuissance et la conscience. C'est pourquoi il est une source d'abattement et de renoncement autant qu'un élément moteur et vital. Ici, se vérifie une affinité avec Pascal, pour qui l'inquiétude est féconde et inextinguible, à condition néanmoins d'ignorer (si cela se peut!) son irréductible eschatologie religieuse et sa perspective morale: l'inquiétude spirituelle est, pour cet apologiste du christianisme, un état anthropologique qui est nécessaire au salut, à l'instar du doute qui accompagne et renforce la foi. Le Desassossego transmute la négativité du désarroi et du pessimisme en une sombre énergie positive, pleinement créatrice, faisant du sujet Soares, au miroir de son Å“uvre, un éclat: à la fois un être multiplié au dedans, constellé d'êtres, et un Livre scintillant, étoilé de fragments. La charge tragique du Desassossego qui obombre l'existence de Soares est, en même temps, une ressource de poésie et de vie. Une positive négativité qui, d'un côté, maintient l'être réfléchissant en éveil, à fleur de peau/mots, et, de l'autre, hisse au plus haut une Å“uvre-fragments qui, à l'infini et dynamiquement, "s'imperfectionne" (Soares). Usant du contraste afin de faire resaillir les qualités et opérationnalités de l'intranquillité quand elle vient à s'absenter, le fragment 73 attribué à Soares fait se tenir ensemble, en les déployant en un même "état" d'être, desassossego/pensée-sensation/existence/écriture/subjectivité. Maints passages du Livre reflètent le refus, dans un mélange de résignation et d'assentiment, de l'Achèvement, de la Totalité, de la Perfection de l'Å“uvre (comme de l'être). Tout le contraire d'un Pascal qui, en auteur classique, maintient un Repère immobile à l'horizon de l'infini. Soares l'explique, certes, par son moi écartelé entre idéalité et réalité, balançant entre la quête de la vaine gloire et l'assurance anticipée et inhibitrice de la défaite (à l'instar de toute entreprise). Mais il avance primordialement une raison inhérente à la nature de la création, et qui énonce, ou annonce, la scène contemporaine de l'art et l'espace littéraire de l'écriture: l'immanence du geste créateur étant indexé sur la finitude de l'humaine condition, l'Å“uvre n'atteint jamais le statut d'opus operatum, demeurant éternellement au stade, provisoire et transitoire, d'un modus operandi. Longtemps avant Blanchot, Pessoa avait saisi et théorisé, en acte, qu'une Å“uvre ne saurait être qu'en étant - en étant ouverte, sans cesse (re)commencée, toujours en devenir. L'écrivain - ou l'artiste - et son objet, étant pris dans les vertiges d'un impossible quoique désirable Modèle, ou Fondement: celui d'un Créateur, sinon mort du moins amuï, et de son Å’uvre évanescente. À la différence de Pascal, le semi-hétéronyme ne pose pas un Fondement premier ou dernier, un Dieu (ou tout autre ersatz) qui incarnerait et garantirait comme autrefois une Origine et une Unité transcendantales de l'être et du faire humainement humains. Là résident, philosophiquement et littérairement, la singularité, la modernité et l'altière splendeur du LD. Soares ne se définit-il pas en tant que "perfectionneur" - perpétuel perfectionneur, en deçà d'une réalisation entendue comme achèvement complet et beauté ultime? La Perfection, cet Absolu, ne peut être entrevue qu'en rêve ou qu'incarnée par quelque improbable, quoique désirable, Dieu Créateur qui, dans un paradoxe signalant la tension entre science et conscience, entre savoir et Mystère, in-existe: "Où est Dieu, même s'il n'existe pas?" (Soares, fgt. 47, cf. aussi fgt. 99). Plusieurs fragments de Soares en attestent (fgt. 158, etc.), dont celui-ci (fgt. 271), profond, émouvant et actuel: "Je pleure sur ces pages imparfaites, mais les générations futures, si jamais elles les lisent, seront plus sensibles à mes larmes qu'elles ne le seraient à leur perfection - si je pouvais la réaliser -, car elle m'empêcherait de pleurer, et par conséquent m'empêcherait même d'écrire. Ce qui est parfait ne se manifeste pas. Le saint pleure, et il est humain. Dieu se tait. C'est pourquoi nous pouvons aimer le saint mais non pas Dieu".La notion d'Å“uvre organique, par son effet de clôture, fût-elle harmonique, ne peut rendre ce mouvement continuel, in progress, qui s'empare de l'artiste et de son Å“uvre. (L'organicisme de TRL recoupe celui de Pedro Sepúlveda [Os livros de Fernando Pessoa/Les livres de FP]: adosser la notion de "livre" - ou d'hétéronymie d'ailleurs - chez Pessoa, comme le fait Sepúlveda, à ses innombrables projets éditoriaux, pour en conclure qu'il était guidé, sa vie durant, par une constante volonté éditoriale, que seule la mort a interrompue, c'est demeurer par trop rivé, empiriquement, à ces seuls documents du fonds pessoens, au regard de quoi, selon Sepúlveda, la notion de "fragment" relève, négativement, du fragmentaire partiel et provisoire en attendant qu'il se coule dans une hypothétique forme plus accomplie, plus "aboutie", quand rapporté à l'idée de livre-tout; c'est prendre trop au pied de la lettre FP, en faisant comme si ses plans/intentions projectives correspondaient ipso facto à des réalisations prospectives, en oubliant que son idéal de livre ne se superpose pas complètement à son idée de livre ni, à l'évidence, aux écrits tels qu'ils (nous) sont donnés à lire; c'est en outre ne retenir pour seul référentiel (qui plus est normatif) que le modèle organiciste; et c'est, dès lors, s'interdire de prendre en compte toutes les dimensions de l'Å“uvre et toute la mesure de l'écriture pessoenne, telle qu'elle est pratiquée, mais aussi telle qu'elle est réfléchie et conceptualisée par FP et ses "autres", comme ici Soares).Le vocable "inquiétude" ne permet pas de restituer la prodigieuse odyssée de la conscience, troublée et déchirée, affûtée et extatique, de Soares. Parce que, contrairement au Desassossego tout intime du lisboète, l'inquiétude, prise en son sens ordinaire, suppose un sujet ou un objet extérieur au sujet (on est inquiet "pour" quelqu'un ou "à cause" de quelque chose qui vient ou survient au dehors), et même quand l'objet de l'inquiétude est intérieur (ou intériorisé), suscitant de la crainte, dans l'un et l'autre cas, un tel sentiment fait appelle à une raison, à un comment et à un pourquoi. À l'inverse, le Desassossego est, résolument, sans objet, sans motif, ni contours saisissables. De là la surprésence dans le LD, pour qualifier le Desassossego soarésien, de la brume enveloppante et pénétrante, de l'élément aqueux (marée, pluie) venant liquéfier un être spongieux, de là l'évocation des nuages, ces masses informes et transitoires, dépourvues de consistance (le fgt. 144 de Soares sur l'indéfinissable ennui/tédio, aide à mieux appréhender l'essence du Desassossego, dont il est ici proche), de là la métaphore de la vague nausée montante, ou bien la convocation de l'emprise sorcellaire. En outre, la notion d'inquiétude, par sa connotation psychologisante (anxiété, trouble, humeur), est étrangère au Desassossego littéraire/philosophique, qui est, chez Pessoa, d'une tout autre ampleur et portée.Il est à craindre que ce Livre(s) de l'inquiétude, dans sa présente mouture, n'enlève de la perfection à la sublime "imperfection" délibérée et pesée du Livro do Desassossego/Livre de l'intranquillité. Nous privant ainsi des chaudes larmes, si tragiquement et si esthétiquement humaines, de Soares, notre semblable.Les 5* vont à la seule prose de Pessoa
Bien sûr le texte de Pessoa vaut dix étoiles, j'en ai mis trois pour la présente édition.L'initiative de Teresa Rita Lopes de proposer un nouveau classement des fragments est honorable et plutôt courageuse. Pourquoi pas, il n'y aura de toute façon jamais d'édition définitive. On aurait quand même aimé des notes, ou au minimum une préface plus détaillée, justifiant son choix d'attribuer certains fragments à Guedes plutôt qu'à Soares ! Il n'y a aucun appareil critique (2 malheureuses pages d'introduction) ; cela existe peut-être dans l'édition brésilienne. C'est en tout cas osé d'avoir créé des titres artificiels, et scandaleux de la part de la traductrice d'avoir changé le titre.A part ça, quand on connait bien l'édition bleue, c'est intéressant de redécouvrir le texte dans un autre ordre, c'est plutôt stimulant. J'ai l'impression que certains fragments ont disparu mais je peux me tromper (d'autant que le découpage n'est pas exactement le même, certains fragments de cette édition en regroupent plusieurs de l'antérieure et vice-versa). J'ai en tout cas remarqué un doublon : les fragments 59 et 188 du Livre de Guedes sont identiques, avec une traduction légèrement différente, et une lacune indiquée différemment... C'est un détail mais qui confirme qu'il ne s'agit pas d'une édition entièrement sérieuse. Enfin, la traduction de Marie-Hélène Piwnik n'est pas trop mauvaise, mais souvent inférieure à celle de Françoise Laye (prix Eça de Queirós de la meilleure traduction du portugais en 1991). Page 71 elle traduit Caron au lieu de Charon, aïe, mais on va dire que c'est une coquille.En conclusion, l'édition bleue reste la référence, et j'imagine qu'elle sera toujours vendue en librairies. C'est celle-là que je conseille d'acheter à ceux qui ne possèdent pas déjà le Livre de l'Intranquillité. Mais les passionnés de Pessoa trouveront sans doute leur compte en achetant cette édition orange, car le découpage et la traduction nouvelle enrichiront leurs approches et leur connaissance de ce chef-œuvre.
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